par Arnaud Le Fèvre
Aux premiers temps de sa fondation, la Normandie ducale constituait en quelque sorte un État à double face. Ce qui était illustré par le fait que plusieurs de ses Jarls-Ducs portèrent un double nom (Rolf-Rollon était aussi nommé Robert) et que certains d’entre-eux contractèrent un double mariage, l’un chrétien, de convenance, stratégique – pour rassurer le Royaume de France -, ne donnant pas lieu à descendance, et l’autre more danico («à la danoise»).
La personnalité de ses jarls-ducs a constitué un des atouts principaux de la Normandie. Elle permit d’élaborer la “normanité”, synthèse de ces divers éléments, francs, saxons, chrétiens et norrois païens.
Ils surent de plus affermir leur pouvoir génération après génération, passant souvent au travers de crises parfois très rudes, sachant faire face à de constantes menaces sur les frontières de la part de voisins (Bretons, Angevins, Français, Flamands) qui ne rêvaient que de rejeter le « peuple de pirates » à la mer.
D’autre part, ces premiers ducs ne cédèrent pas à la tentation des aventures de type viking bien que ne répugnant pas à soutenir et aider les expéditions de leurs “cousins” scandinaves sur l’Espagne ou l’Angleterre.
Enfin, multipliant les signes de bonne volonté envers ses voisins chrétiens, Rolf (régnant de 911 à 932 env.) fit rétablir l’archevêque de Rouen ainsi que les moines de Saint-Ouen, ceci bien qu’il demeurait foncièrement païen, mais tirant sans doute profit de l’expérience acquise par les Danois du royaume d’York. De même, son fils et successeur, Guillaume Longue-Épée (régnant de 932 env. à 942) voulut passer pour un chrétien résolu et fut promoteur de l’entente avec les rois francs. Néanmoins, après une minorité difficile, Richard Ier (régnant de de 942 à 996) dut quant à lui affronter une tentative de reconquête franque. Il réussit malgré tout à faire régner la paix intérieure et, surtout, à tenir en respect ses voisins grâce au soutien maintenu des armées de Scandinavie. C’est sous le règne de son fils, Richard II (de 996 à 1026) que l’Église connut une grande phase d’expansion et que fut lancé un grand élan monastique, parcourant la Normandie depuis sa partie orientale (avec Fécamp, Jumièges, Saint-Wandrille, Saint-Ouen de Rouen notamment) jusque sa partie occidentale après 1050 (avec notamment le Mont-Saint-Michel). De même, les sièges épiscopaux furent-ils à nouveau occupés, jusqu’au dernier, celui de Coutances. Richard II consolida les institutions du duché, selon un modèle féodal original qui respectait tout autant le farouche esprit d’indépendance des colons scandinaves qu’il s’appuyait sur une forte autorité ducale. Le servage disparu entièrement. Pendant toute cette période fondatrice, l’afflux d’immigrés scandinaves n’avait pas cessé. C’est à partir d’eux que se forgea une nouvelle classe dirigeante.
Tirant principalement profit de son rôle de plaque tournante commerciale voire militaire pour les expéditions vikings (danoises, norvégiennes, et anglo-danoises, sur la base d’accords d’amitié et d’aide avec les souverains scandinaves) en Angleterre et en Europe du Sud, la Normandie connut une réelle prospérité. C’est cette période qui vit l’émergence d’une nouvelle génération de villes : Alençon, Argentan, Dieppe, Falaise, Saint-Lô, Valognes, et notamment Caen, qui apparaît vers 1025 et s’impose vite (vers 1060) à la place de Bayeux comme seconde capitale des ducs.
Le XIème siècle se présente comme le plus brillant de l’histoire normande, quoique traversé de crises fort graves après 1035 et en 1047, provoquées par la rébellion des colons vikings du Cotentin et du Bessin, restés farouchement fidèles au paganisme et à leur tradition d’indépendance. Cependant, l’autorité ducale est alors triomphante. Elle établit une relative uniformité des institutions et interdit la formation de seigneuries réellement autonomes. Ce qui va amener nombre de Normands turbulents à chercher fortune loin de Normandie, ce qui bénéficiera somme toute à la grandeur normande. En effet, ces derniers fondèrent un État prospère en Italie du Sud et en Sicile ou louèrent leurs services comme mercenaires en Angleterre, en Espagne et jusqu’à Byzance, puis certains, assagis et enrichis, s’en retournèrent au pays ou envoyèrent des fonds qui permirent par exemple de bâtir les cathédrales de Coutances et de Sées. Ils ont ainsi acquis une expérience militaire inégalée, qui servira de base à la constitution de la puissante cavalerie lourde normande qui se distinguera notamment lors de la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066.
De leur côté, les ducs réorganisèrent l’armée, sur la base du fief de chevalier, de l’ost, conjointement à la constitution de milices locales, héritées des premières organisations des colonies vikings, et au renforcement d’un réseau de renseignement inégalé en Europe, ce qui confère au système défensif normand régularité et efficacité.
Les ducs disposent eux-même d’une garde personnelle, héritage de la hirð scandinave. Avant même de découvrir les potentialités offensives qui en résultent pour d’éventuelles interventions à l’étranger, les ducs normands jouissaient en Europe d’un grand prestige. C’est ainsi que Richard II marie ainsi sa sœur Emma au roi anglais Ethelred II. C’est de cette union que découleront plus tard les droits normands sur le trône d’Angleterre.
Ainsi, les Jarls/Ducs successifs ont réussi le tour de force de faire de ces hommes ambitieux, turbulents, avides d’indépendance et de liberté que furent les colons vikings, une aristocratie prête aux aventures militaires, soucieuse de l’entreprise commune placée avant leurs intérêts personnels premiers, une aristocratie qu’aucune autre nation d’Europe ne possèdait encore à cette époque, et qui étonnera le monde à partir de la Conquête de l’Angleterre avec Guillaume le Conquérant.