La connexion linguistique Normandie-Yorkshire

par Barrie M. Rhodes et Arnaud Le Fèvre 

Que surgit-il à l’esprit quand les gens pensent à la Normandie? Des vacances dans un paysage couvert de champs de pommiers, de bocages, et de paisibles vaches marron et blanches repues d’une herbe abondante?  Le cidre, le Calvados, les fruits de mer et la cuisine à la crème? La terre natale d’un certain Duc Guillaume victorieux à Hastings en 1066, et le siège de la fameuse Broderie de Bayeux? Ou, pour ceux qui sont suffisamment âgés pour s’en rappeler, peut-être le Débarquement des Alliés le 6 juin 1944?

Mais serions-nous supposés penser immédiatement au dialectes du Yorkshire? Les Normands – ils parlent français n’est-ce pas? Oui, en quelque sorte, à peu près de la même manière que la plupart des gens du Royaume-Uni parlent quelque chose se rapprochant de l’anglais standard. Quoiqu’il en soit, tout comme en Angleterre, il y a en France des dialectes locaux, et la Normandie n’échappe pas à la règle, possédant un dialecte propre, qui n’est pas du français standard, et qui est même plus ancien que le français, ce dernier en dérivant en grande partie, d’ailleurs, d’où la similitude entre les deux.

Les origines de la connexion Normandie-Yorkshire

Il n’y a rien de surprenant à ce particularisme normand. Mais ce qui peut constituer une surprise est que la langue normande partage un bon nombre d’éléments de vocabulaire avec les dialectes du nord de l’Angleterre, en particulier du Yorkshire, et qu’on ne retrouve pas dans l’anglais standard. Cela est facilement compréhensible si nous nous rappelons que la Normandie et le Yorkshire ont eu en commun d’avoir été des colonies vikings importantes. De plus, le nom « Normandie » dérive de  terra Normannorum ou Northmannia, signifiant « la terre des Hommes du Nord ».

Au Xème siècle, le chef viking Rolf (Rollon) a acquis un territoire autour de l’estuaire de la Seine, ce qui fut avalisé par traité avec le roi Charles le Simple, d’après ce qui nous est rapporté; les circonstances politiques précises en sont inconnues. Ce territoire a été agrandi par des campagnes successives vers l’ouest, en 924 puis en 933, et la colonisation scandinave s’effectuait au fur et à mesure qu’arrivaient de nouveaux contingents de Vikings en quête de terres et de richesses.

Le vieux-norrois comme dominateur commun

De la même manière qu’antérieurement dans le Yorkshire et ailleurs, les colons vikings ont fusionné avec la population locale, celle de Neustrie (essentiellement des Francs, des Saxons, et des descendants de Gallo-Romains), incluant la fusion linguistique entre la langue des autochtones (le « roman » : mélange de germanique et de bas-latin) et celle des Vikings (le « vieux norrois »). Le dénominateur commun entre le Yorkshire et la Normandie était naturellement le vieux norrois, qui y a laissé une quantité de mots non-standard (que l’on ne retrouve pas dans le français ni dans l’anglais), et qui sont souvent partagés par les dialectes des deux régions.

La zone norroise normande

Carte linguistique de la Normandie, îles Anglo-normandes et ligne Joret

Charles Joret a identifié en 1833 une région de la Normandie où la langue normande conservait l’usage de nombreux éléments de vocabulaire et de prononciation qui sont d’origine scandinave. Il a été en mesure de déterminer une ligne « isoglosse » qui délimite la zone où le vieux norrois a été le plus influent dans le développement de la langue normande. Cette ligne est connue sous le nom de « ligne Joret ».

C’est au nord de cette ligne Joret que nous trouvons le plus large usage du dialecte normand influencé par le vieux norrois. Encore similaire à ce qui s’est produit dans le Yorkshire, cette influence ne s’est pas restreinte au language courant, elle s’est étendue aux noms de lieux et aux termes décrivant l’environnement. Par exemple, le beck si familier dans le Yorkshire est bec en Normandie, provnant du vieux norrois bekkr (= « ruisseau »). Comme dans le Yorkshire et d’autres parties du Danelaw, ce terme est entré de manière commune dans les noms de lieux normands, comme  Orbec et Bricquebec,  que l’on peut mettre en parallèle avec des noms de villes du Yorkshire telles que Holbeck, Keasbeck et Castlebeck. Autour de York, on retrouve similairement de nombreux  noms d’habitats d’origine norroise. 

De même, l’élément dale du Yorkshire/Danelaw pour « vallée » est exactement le même en Normandie, dale, venant du vieux norrois dalr.

 

Des glissements sémantiques

Ca n’est pas toujours facile de détecter immédiatement des parentés de mots entre Normandie et Yorkshire, parce que les mots normands ont pris un style « français » (nous devrions plutôt dire « roman ») dans leur orthographe et leur prononciation. Par exemple, on doit tenir compte du fait que l’usage du français [é] correspond à un [s] en anglais. Avec cela en tête, on comprend mieux la correspondance entre les mots normands  écalle (= »salle pour les banquets, coquille ») et  écore(= »berge escarpée »), et leurs « cousins » du Yorkshire scale (= « habitation d’été ») et scar(= « affleurement rocheux, falaise, précipice »), tous deux éléments communs de description du paysage et rentrant dans la composition de noms de lieux dans le Yorkshire. De la même manière, on trouve dans le Yorkshire de nombreuses rues ayant -gate comme suffixe (Kirkgate, Micklegate, Briggate, Eastgate, etc.), ce que l’on retouve en Normandie avec les noms de villes comme Houlgate, ou tout simplement dans la langue normande avec le mot gate qui signifie « une passage, une rue, un chemin étroits ». Dans les deux cas, ce mot très commun dans toute la Scandinavie provient du vieux norrois gata (= « chemin, rue »).

Au cours du temps, les mots peuvent évidemment subir des glissements sémantiques, faisant qu’ils n’ont plus des significations identiques. Tel  est le cas avec le mot du Yorkshire gawp (= »observer bouche bée »). Celui-ci possède un ancêtre commun dans le vieux norrois gapa(= »ouvrir grand la bouche ») avec le normand gaupailler, signifiant « manger comme un glouton ». La connotation de la « bouche ouverte » est demeurée ici évidente.

Dans le vocabulaire environnemental

Inévitablement, comme dans le lexique du dialecte du Yorkshire, beaucoup de mots normands-vieux norrois se rapportent à l’environnement sauvage, maritime, aux activités et aux objets de l’agriculture. Parmi ceux-là, on trouve coque ou coqueron (= »meule de foin »), correspondant dans le Yorkshire à (hay)cock; il y a aussi le normand crax (dans le Yorkshire crake = « corbeau »), dic(k) (dyke= »rempart, fossé ») et dogue ou doque (docken= »patience (plante) »). Le glissement sémantique est évident dans le normand étigot (= »bout de bois qui dépasse »), qui a des relations avec le stee (même signification) du Yorkshire, tous deux partageant la même origine dans le vieux norrois stige (= »échelle, échallier, barrière »). Vous pouvez encore avoir dans le Yorkshire une parcelle de coupe de bois délimitée par des hagg stakes tandis qu’en Normandie, vous emploieriez un ouvrier agricole pour hagui (= »couper, hacher, hacher menu ») votre bois. Si cette surface boisée s’étend sur une haugh (= »colline, habituellement pentue ») dans le Yorkshire, votre ouvrier agricole normand pourrait se reférer à celle-ci sous le nom de hougue(= »colline, tertre »). Toujours dans le domaine des forêts, un bosquet normand, une londe, est aisément reconnaissable dans lund que l’on peut fréquemment trouver sur une carte du Yorkshire, avec exactement la même signification (parfois comme nom de lieu, parfois comme descriptif du paysage). Le purin normand, le grou, est sans aucun doute très proche de ce qui s’écoule d’un groop (= »rigole à purin ») d’une étable du Yorkshire. La prononciation du mot normand pour « l’eau (boueuse) », la vâtre, est susceptible d’apparaître familière à ceux qui ont grandi dans le Yorkshire en prononçant watter pour l’anglais water (= »eau »). Autre exemple de glissement typique : celui du mot havronen Normandie, qui tient son origine du vieux norrois hafri (= »avoine »),  et dont la signification actuelle est « folle avoine », l’avoine sauvage, nuisible aux cultures, peut-être en référence aux anciennes espèces d’avoine cultivées au Moyen-Age, de piètres rendement et qualité par rapport aux espèces modernes.  On retrouve ce mot dans le Yorkshire avec les « Haver cake Lads » du Régiment du Duc de Wellington qui partaient en campagne avec des gâteaux d’avoine sur eux, qu’ils portaient dans leur  poke (= « sac »), qu’un Normand porterait lui dans sa pouque(mêmesignification, et même origine viking : poki )!

Dans le vocabulaire de la vie quotidienne

Enfin, on peut trouver en Normandie des termes descriptifs de personnes qui ont les mêmes associations linguistiques avec le Yorkshire. Par exemple, blake, qui est utilisé dans le Yorkshire pour décrire une personne qui a le teint pale, blême, a la même étymologie norroise (blek = « pale ») que le normand  blêque (= « blet, blette, trop mûr »). Une femme en Normandie peut être qualifiée d’embarnie pour « enceinte », ce qui a une relation avec le barn du Yorkshire, du vieux norrois (et du scandinave moderne) qui désigne un nourrisson, un jeune enfant. Un Normand qui est considéré comme simple d’esprit ou qui fait l’imbécile est un leican;  dans le Yorkshire, on dirait que cette personne est « …laikin’ the fool » (vient du verbe norrois leika = »jouer »). Mais soyez prudent si vous employez en Angleterre le terme normand hore ou horette pour désigner une jeune fille, car ça pourrait y être mal interprêté : hore y signifie toujours « fille de joie », comme le mot d’origine norroise (hóra)!

Beaucoup plus pourrait être écrit sur les similitudes linguistiques qui existent entre la Normandie et le Yorkshire, en particulier en ce qui concerne les noms de lieux (qui n’ont été qu’évoqués dans cet article) et même les noms de familles. La place ne nous permet pas un développement plus long de ces sujets trop mal connus des non spécialistes (et même de nombreux spécialistes!), mais cette succinte présentation a pour but d’éveiller l’intérêt et la curiosité du lecteur. Et peut-être suscitera-t-elle de futurs articles.

-> Pour en savoir plus sur les traces linguistiques et toponymiques laissées par les Vikings dans leurs terres de conquêtes. 

Bibliographie :

Boimare, J. et Boëmare, J.-M., revue Heimdal, N° 39.
Kellett, A. The Yorkshire Dictionary of Dialect, Tradition and Folklore.
Lepelley, R. Dictionaire Étymologique des Noms de Communes de Normandie.
Renaud, J. Les Vikings et la Normandie.
Roesdahl, E. The Vikings.
Bourdon, J.-P., Cournée, A. et Charpentier, Y., Dictionnaire normand-français; éd. P.U.F.

Cet article a été publié dans sa version anglaise dans le journal « The Transactions of the Yorkshire Dialect Society' »(1998).

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